Publié le 19 août 2024
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Mis à jour le 6 septembre 2024
Date(s)
le 19 août 2024
C’est avec une immense peine que nous avons appris le décès de notre éminent collègue et ami, James C. Scott. Nos pensées et toute notre sympathie vont à sa famille, à ses proches, collègues et amis de l’université de Yale et du monde entier. Science Po Toulouse dont il fut Professeur invité est également en deuil, tout comme l’Université de Toulouse Capitole dont il avait accepté le principe de devenir Docteur Honoris Causa.
Bien que traduit tardivement en français, James C. Scott bénéficie d’une reconnaissance universitaire mondiale exceptionnelle. Il comptait certes parmi les professeurs de science politique les plus cités par ses pairs à l’échelle mondiale. Mais d’une part, il ironisait lui-même volontiers sur les assignations académiques disciplinaires comme sur propre « impact factor », pourtant vertigineux ; et d’autre part, c’est en profondeur et non en surface qu’il a su contribuer, de manière décisive, à une meilleure compréhension des relations de domination et en particulier à la théorie de l’Etat. C’est avant tout au titre de l’interdisciplinarité et de l’originalité de l’apport, par ailleurs incommensurable, de son œuvre internationalement reconnue, que cet immense penseur de l’État et de la démocratie marque d’ores et déjà l’histoire des sciences sociales.
Fortement influencé par son éducation dans une école Quaker, James C. Scott étudie au Williams College (Massachussets) puis à partir de 1961 dans le département de science politique de Yale où il obtiendra son doctorat (1967) avant d’y fonder en 1976 le Yale Macmillan Center Program in Agrarian Studies pour réunir, sans souci de chapelles, les points de vue disciplinaires des sciences sociales du politique sur la paysannerie au profit d’une compréhension collective plus fine, plus nuancée, plus profonde et plus complète de la plus ancienne et de la plus importante activité de l’humanité : l’agriculture paysanne. C’est ainsi qu’il a pu rompre tant avec les explications alors dominantes qui s’opposaient : celles dites néo-marxistes ou issues du structuralisme et celles dites néo-libérales ou issues de l’individualisme méthodologique. Il s’agissait pour lui de rendre compte autrement de la complexité des relations de pouvoir générant aussi des résistances discrètes et d’autant plus efficaces par le bas, via notamment l’infrapolitique, l’un de ses concepts clés, explicitement emprunté à M. Agulhon et qu’il a considérablement redéployé, depuis The Moral Economy of the Peasants (1976) puis Weapons of the Weaks (1985) et jusqu’à son livre Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, traduit en français aux éditions du Seuil. Ce faisant, il demeurait réaliste et n’a jamais sous-estimé le pouvoir considérable historiquement acquis par l’Etat (Seeing like a State ; Against the Grain) sans équivalence avec la capacité d’agir des paysans réfractaires. L’interdisciplinarité bien réelle mais raisonnée constitue un autre point fort de son oeuvre qui dialogue continument avec l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, le droit, l’archéologie ou la science économique en bonne intelligence mais non sans une critique argumentée de certains présupposés et développements normatifs ou ancillaires des sciences sociales. C’est
ainsi qu’il fut l’un des piliers du mouvement « perestroïka » de sauvegarde et de rénovation en profondeur de la recherche fondamentale au sein de la science politique étatsunienne lorsqu’elle fut menacée dans les années 2000 par les prétentions de l’économie orthodoxe à rendre compte des phénomènes politiques.
James C. Scott, alias Jim ou Shwe Yoe pour ses amis paysans Birmans, s’est attaché, en intellectuel matérialiste ou réaliste, à produire son propre matériel empirique et la charge de ses preuves, en apprenant les langues dont le birman, en passant plusieurs années in situ au village en Malaisie. Cet attachement à l’observation, au terrain tout en portant des ambitions théoriques et en demeurant constamment réflexif, fait aujourd’hui de James C. Scott, un maître à penser majeur des jeunes générations de chercheurs en sciences sociales du politique qui, partout dans le monde, reconnaissent en lui passeur, le continuateur longtemps discret de l’approche ethnographique ambitieuse, du respect des cultures locales pour penser la globalisation et la domination, de l’attention au détail dans lequel bien souvent le diable se cache (la politesse, les feux de signalisation, les façons de porter, de se comporter…) mais aussi le meilleur (les petites libertés et résistances des pauvres, la créativité des opprimé.es, leurs formes de solidarité et de respect mutuel, la démocratie en pratique...). Que James C. Scott cumule, puisque c’était le cas de son vivant, la reconnaissance académique internationale et celle de l’avant-garde des sciences sociales relève de l’énigme à résoudre. James C. Scott s’inscrivait également dans le prolongement de la glorieuse école historique française dont il disait s’être constamment inspiré.
Car James C. Scott, qui fréquenta assidument les séminaires de l’EHESS dans ses années de formation et de jeunesse - qu’il avait délibérément voulu pour partie parisiennes - était aussi un intellectuel francophile assumé qui a contribué à faire connaitre et reconnaitre outre-atlantique l’histoire et les sciences sociales « à la française ». Et c’est aussi et paradoxalement grâce à lui que l’on redécouvre, en France également, certains de ses auteurs de prédilection, en particulier l’historien Marc Bloch ou l’anthropologue Pierre Clastres. Auteur d’une douzaine d’ouvrages traduits dans de très nombreuses langues (mais seulement cinq en français, et récemment de surcroît), James Scott a développé une théorie des rapports de pouvoirs qui prolonge notamment la philosophie politique d’un Michel Foucault en montrant par exemple les intérêts et les limites d’une approche tant en terme de microphysique du pouvoir (Domination and the Arts of Resistance) qu’en terme de dispositif panoptique (Seeing like a State). Mais pratiquement chacun de ses livres, jusqu’au dernier publié (Against the Grain. A Deep History of the Earliest States, traduit chez La découverte avec une préface de J.-P Demoule) a constitué un pavé dans la mare des idées reçues dans les universités du monde entier pour ainsi relancer en profondeur la réflexion sociologique ou anthropologique commune sur l’Etat. Ces derniers mois, Jim me disait vouloir se consacrer prioritairement à sa famille, à ses amis birmans engagés dans le mouvement démocratique et terminer une « biographie écologique » du fleuve Irrawady au Myanmar comme cas particulier du possible du rôle socio-anthropologique structurant des fleuves en général. Nul doute que la publication posthume de l’ouvrage (In Praise of Floods: The Untamed River and the Life it Brings) constituera à nouveau un évènement de la plus haute importance académique.
Souvent présenté, à l’instar de David Graeber, comme un intellectuel « anarchiste », non sans malentendus malencontreux, son oeuvre s’accompagne d’une réflexion théorique et épistémologique féconde et unique qui actualise autrement les intuitions d’un Max Weber, par exemple sur les rapports inévitablement compliqués du chercheur au progrès de connaissance et à la Cité, entre engagements et distanciation. Dans un long article que lui consacrait le New York Times, le 4 décembre 2012, James C. Scott qui possédait sa propre ferme à une trentaine de kilomètres du campus de New Haven (« I’ve been a better scholar partly because I’ve had this other activity »), se déclarait surtout fier de savoir tondre un mouton comme il confie avoir toujours appris des paysans. Il nous manquera cruellement en tant qu’ami, tant sa curiosité, son amabilité, sa gentillesse, son humour, son discernement et son intelligence pouvaient vous surprendre et s’avérer contagieuse. En 2017, Tim Harford écrivait déjà « James Scott is a Legend » mais celles et ceux qui ont eu la chance et l’honneur de le rencontrer resteront marqués au contraire par sa générosité, son humilité, son intérêt pour autrui, son humanisme réaliste. Dans son esprit comme dans ses actes, James C. Scott pensait la relation aux autres, dont les non-humains, de manière toujours respectueuse, égalitaire ou inclusive et mutuellement enrichissante. Il nous reste son œuvre extra-ordinaire, qu’il n’aurait en aucun cas voulu voir momifier et que les collègues comme l’ensemble de ses lectrices et lecteurs, humanistes et progressistes du monde entier, peuvent faire fructifier, en hommage au si regretté James C. Scott.
Bien que traduit tardivement en français, James C. Scott bénéficie d’une reconnaissance universitaire mondiale exceptionnelle. Il comptait certes parmi les professeurs de science politique les plus cités par ses pairs à l’échelle mondiale. Mais d’une part, il ironisait lui-même volontiers sur les assignations académiques disciplinaires comme sur propre « impact factor », pourtant vertigineux ; et d’autre part, c’est en profondeur et non en surface qu’il a su contribuer, de manière décisive, à une meilleure compréhension des relations de domination et en particulier à la théorie de l’Etat. C’est avant tout au titre de l’interdisciplinarité et de l’originalité de l’apport, par ailleurs incommensurable, de son œuvre internationalement reconnue, que cet immense penseur de l’État et de la démocratie marque d’ores et déjà l’histoire des sciences sociales.
Fortement influencé par son éducation dans une école Quaker, James C. Scott étudie au Williams College (Massachussets) puis à partir de 1961 dans le département de science politique de Yale où il obtiendra son doctorat (1967) avant d’y fonder en 1976 le Yale Macmillan Center Program in Agrarian Studies pour réunir, sans souci de chapelles, les points de vue disciplinaires des sciences sociales du politique sur la paysannerie au profit d’une compréhension collective plus fine, plus nuancée, plus profonde et plus complète de la plus ancienne et de la plus importante activité de l’humanité : l’agriculture paysanne. C’est ainsi qu’il a pu rompre tant avec les explications alors dominantes qui s’opposaient : celles dites néo-marxistes ou issues du structuralisme et celles dites néo-libérales ou issues de l’individualisme méthodologique. Il s’agissait pour lui de rendre compte autrement de la complexité des relations de pouvoir générant aussi des résistances discrètes et d’autant plus efficaces par le bas, via notamment l’infrapolitique, l’un de ses concepts clés, explicitement emprunté à M. Agulhon et qu’il a considérablement redéployé, depuis The Moral Economy of the Peasants (1976) puis Weapons of the Weaks (1985) et jusqu’à son livre Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, traduit en français aux éditions du Seuil. Ce faisant, il demeurait réaliste et n’a jamais sous-estimé le pouvoir considérable historiquement acquis par l’Etat (Seeing like a State ; Against the Grain) sans équivalence avec la capacité d’agir des paysans réfractaires. L’interdisciplinarité bien réelle mais raisonnée constitue un autre point fort de son oeuvre qui dialogue continument avec l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, le droit, l’archéologie ou la science économique en bonne intelligence mais non sans une critique argumentée de certains présupposés et développements normatifs ou ancillaires des sciences sociales. C’est
ainsi qu’il fut l’un des piliers du mouvement « perestroïka » de sauvegarde et de rénovation en profondeur de la recherche fondamentale au sein de la science politique étatsunienne lorsqu’elle fut menacée dans les années 2000 par les prétentions de l’économie orthodoxe à rendre compte des phénomènes politiques.
James C. Scott, alias Jim ou Shwe Yoe pour ses amis paysans Birmans, s’est attaché, en intellectuel matérialiste ou réaliste, à produire son propre matériel empirique et la charge de ses preuves, en apprenant les langues dont le birman, en passant plusieurs années in situ au village en Malaisie. Cet attachement à l’observation, au terrain tout en portant des ambitions théoriques et en demeurant constamment réflexif, fait aujourd’hui de James C. Scott, un maître à penser majeur des jeunes générations de chercheurs en sciences sociales du politique qui, partout dans le monde, reconnaissent en lui passeur, le continuateur longtemps discret de l’approche ethnographique ambitieuse, du respect des cultures locales pour penser la globalisation et la domination, de l’attention au détail dans lequel bien souvent le diable se cache (la politesse, les feux de signalisation, les façons de porter, de se comporter…) mais aussi le meilleur (les petites libertés et résistances des pauvres, la créativité des opprimé.es, leurs formes de solidarité et de respect mutuel, la démocratie en pratique...). Que James C. Scott cumule, puisque c’était le cas de son vivant, la reconnaissance académique internationale et celle de l’avant-garde des sciences sociales relève de l’énigme à résoudre. James C. Scott s’inscrivait également dans le prolongement de la glorieuse école historique française dont il disait s’être constamment inspiré.
Car James C. Scott, qui fréquenta assidument les séminaires de l’EHESS dans ses années de formation et de jeunesse - qu’il avait délibérément voulu pour partie parisiennes - était aussi un intellectuel francophile assumé qui a contribué à faire connaitre et reconnaitre outre-atlantique l’histoire et les sciences sociales « à la française ». Et c’est aussi et paradoxalement grâce à lui que l’on redécouvre, en France également, certains de ses auteurs de prédilection, en particulier l’historien Marc Bloch ou l’anthropologue Pierre Clastres. Auteur d’une douzaine d’ouvrages traduits dans de très nombreuses langues (mais seulement cinq en français, et récemment de surcroît), James Scott a développé une théorie des rapports de pouvoirs qui prolonge notamment la philosophie politique d’un Michel Foucault en montrant par exemple les intérêts et les limites d’une approche tant en terme de microphysique du pouvoir (Domination and the Arts of Resistance) qu’en terme de dispositif panoptique (Seeing like a State). Mais pratiquement chacun de ses livres, jusqu’au dernier publié (Against the Grain. A Deep History of the Earliest States, traduit chez La découverte avec une préface de J.-P Demoule) a constitué un pavé dans la mare des idées reçues dans les universités du monde entier pour ainsi relancer en profondeur la réflexion sociologique ou anthropologique commune sur l’Etat. Ces derniers mois, Jim me disait vouloir se consacrer prioritairement à sa famille, à ses amis birmans engagés dans le mouvement démocratique et terminer une « biographie écologique » du fleuve Irrawady au Myanmar comme cas particulier du possible du rôle socio-anthropologique structurant des fleuves en général. Nul doute que la publication posthume de l’ouvrage (In Praise of Floods: The Untamed River and the Life it Brings) constituera à nouveau un évènement de la plus haute importance académique.
Souvent présenté, à l’instar de David Graeber, comme un intellectuel « anarchiste », non sans malentendus malencontreux, son oeuvre s’accompagne d’une réflexion théorique et épistémologique féconde et unique qui actualise autrement les intuitions d’un Max Weber, par exemple sur les rapports inévitablement compliqués du chercheur au progrès de connaissance et à la Cité, entre engagements et distanciation. Dans un long article que lui consacrait le New York Times, le 4 décembre 2012, James C. Scott qui possédait sa propre ferme à une trentaine de kilomètres du campus de New Haven (« I’ve been a better scholar partly because I’ve had this other activity »), se déclarait surtout fier de savoir tondre un mouton comme il confie avoir toujours appris des paysans. Il nous manquera cruellement en tant qu’ami, tant sa curiosité, son amabilité, sa gentillesse, son humour, son discernement et son intelligence pouvaient vous surprendre et s’avérer contagieuse. En 2017, Tim Harford écrivait déjà « James Scott is a Legend » mais celles et ceux qui ont eu la chance et l’honneur de le rencontrer resteront marqués au contraire par sa générosité, son humilité, son intérêt pour autrui, son humanisme réaliste. Dans son esprit comme dans ses actes, James C. Scott pensait la relation aux autres, dont les non-humains, de manière toujours respectueuse, égalitaire ou inclusive et mutuellement enrichissante. Il nous reste son œuvre extra-ordinaire, qu’il n’aurait en aucun cas voulu voir momifier et que les collègues comme l’ensemble de ses lectrices et lecteurs, humanistes et progressistes du monde entier, peuvent faire fructifier, en hommage au si regretté James C. Scott.
Eric Darras
Directeur de Sciences Po Toulouse
Directeur de Sciences Po Toulouse